mardi 20 mai 2014

Un bonnet pour la cathédrale

La flèche de grés rose, réalisée par Johannes Hultz de Cologne qui en fit l’édifice le plus haut du monde jusqu’en 1874, illumine Strasbourg depuis le 24 juin 1439. La Révolution et ses cohortes de révolutionnaires exaltés ont voulu, un temps, détruire à jamais cette flèche, haute de 142 mètres et orgueil de notre patrimoine régional. « C’est une chose admirable de circuler dans cette monstrueuse masse de pierre toute pénétrée d’air et de lumière, évidée comme un joujou de Dieppe, lanterne aussi bien que pyramide qui vibre et qui palpite à tous les souffles du vent . »

Le 2 septembre 1793, la Convention ordonnait de détruire partout les portraits et effigies des rois. A partir de ce moment, la cathédrale fut directement menacée car sa façade portait les statues de plusieurs monarques.
Le 15 octobre, la municipalité, alors dirigée par le maire Monet, entreprit de fermer plusieurs églises de la ville pour les transformer en magasins de fourrages. Le 27 brumaire an 11 (17 novembre) le maire Monet annonça que l’édifice de l’église cathédrale servirait à la célébration du culte national et porterait désormais le nom de « Temple de la Raison ».
Le récit officiel dit ceci : « Ce temple avait été pendant quinze siècles le théâtre de l’imposture. À la voix de la Philosophie, il fut purifié en trois jours de tous les ornements ridicules du fanatisme ».
Sur le grand portail de la façade, on avait dressé un écriteau portant ces mots « La lumière après les ténèbres ». Un gigantesque drapeau déroulait ses plis au-dessus de l’entrée. Les tympans des autres entrées étaient recouverts de panneaux en bois portant des inscriptions révolutionnaires. La célèbre chaire de Geiler, sauvegardée par la fondation Notre-Dame, fut remplacée par une large tribune où flottaient des bannières nationales qui annonçaient : « Le trône et l’autel avaient asservi les hommes » et « La raison et la force leur ont rendu leurs droits ».
Les administrateurs du district avaient envoyé au début du mois de mars 1793 une note qui disait : « Plusieurs bâtiments en cette commune blessent la vue du patriote par les signes de féodalité et de superstition qui les déshonorent. Le Temple de la Raison même, car la tour est surmontée d’une croix qui ne peut convenir qu’aux temples du fanatisme ». Le corps municipal était partagé entre la crainte de se compromettre et sa volonté de ne pas mutiler davantage la cathédrale, déjà bien éprouvée par la destruction des statues de pierre et autres ornements religieux.

Personne n’avait encore proposé d’abattre la flèche mais ce moment allait malheureusement arriver car, le 11 pluviôse, Tétérel devint officier municipal. Cet énergumène faillit être plus néfaste à notre cathédrale que tous les terroristes réunis. Né vers 1759 dans le Lyonnais, Antoine Tétérel s’installa à Strasbourg en 1789. Il tenait à faire preuve de civisme et par des propositions extraordinaires, à se distinguer parmi les extrêmes. C’est poussé sans doute par ce sentiment de vanité féroce qu’il en vint faire, dans la séance des Jacobins du 24 novembre 1793, la motion d’abattre le tour de la cathédrale jusqu’à la plate-forme, car l’existence de cette flèche altière blesse profondément le sentiment de l’égalité. La municipalité hésita et prétendit que les frais de démolition seraient trop importants. Néanmoins, le citoyen Jean-Michel Sultzer estima qu’on réveillerait bien autrement le civisme des populations en plantant le symbole de la liberté sur cette pyramide gigantesque, pour annoncer au loin la fin de l’esclavage aux populations rhénanes. Jean-Michel Sultzer était officier municipal et maître serrurier ; c’est lui qui avait été chargé d’enlever les belles grilles en fer forgé qui séparaient le chœur de la nef ainsi que de démolir les portes de la cathédrale que l’on croyait en bronze alors qu’elles n’étaient que de bois massif recouvert d’une très fine épaisseur de bronze. Il habitait place de la cathédrale avec sa femme, Madeleine Drouet. Leur fille, Catherine, devint plus tard Soeur Vincent Sultzer, Supérieure générale des Sœurs de la Charité de Strasbourg de 1813 à 1868. Donc, la proposition du citoyen Sultzer prévalut et il fut décidé que le bonnet des Jacobins serait arboré sur la croix, surmontant la lanterne.

Cela fut fait entre le 23 floréal et le 5 prairial de l’an Il (du 12 mai au 13 juin 1794) un énorme bonnet phrygien en tôle badigeonné de rouge vif fut hissé au sommet de l’édifice. Les bras de la croix furent dissimulés derrière d’immenses guirlandes de feuilles de chêne peintes en vert et fabriquées avec le même métal. Ce bonnet rouge fut surnommé par les Strasbourgeois « Kàffeewärmer » ou « chaufferette à café » en raison d’une certaine ressemblance avec l’ustensile de cuisine utilisé à cette époque.

Le bonnet phrygien demeure sur la flèche jusqu’au 27 germinal an X (17 avril 1802). Réclamé par Jean-Jacques Oberlin, bibliothécaire de la ville, il fut placé dans une salle de la bibliothèque municipale qui était installée à ce moment là dans le chœur de l’ancienne église des dominicains.

Lorsque les obus prussiens s’abattirent sur la ville de Strasbourg dans la nuit du 24 août 1870, déclenchant un énorme incendie qui détruisit entièrement la bibliothèque municipale, le bonnet phrygien en tôle disparut à tout jamais en même temps que d’autres souvenirs historiques bien plus précieux encore, tels le célèbre Hortus Deliciarum ou la marmite des Zurichois.

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